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Luc DelmasLes gares comme lieux frontièresParmi les lieux qui marquent l’espace frontière autrefois disputé de la région Sarre-Lorraine, les gares constituent un élément à part et à plus d’un titre. Matériellement, elles sont, dans leur style architectural et dans leurs dispositifs techniques singuliers, des témoignages concrets, des lieux de mémoire directs d’un espace remanié plusieurs fois. Là ont travaillé des hommes à la nationalité changeante et là sont passés des milliers de voyageurs chargeant ces lieux de valeurs hâtivement bricolées, souvent superficielles mais toujours fortement symboliques. On citera pour exemple : – Les gares mosellanes, Thionville, Metz, Forbach, qui se sont édifiées en deux temps, au moment de l’éveil des chemins de fer dès le Second Empire, puis lors de l’industrialisation et de la construction des réseaux, notamment lors des liaisons France–Allemagne objets d’âpres discussions et plans stratégiques. Elles reflètent les tendances architecturales, les styles et les volontés politiques du moment. – Les dépôts et triages frontières connus pour être des lieux de contacts entre les réseaux où transitaient les marchandises, les hommes et même les espions et où les techniques ferroviaires devaient nécessairement s’harmoniser (les saute-moutons d’inversion des voies) : Zoufftgen-frontière, Sierck-frontière, Forbach-frontière, Bliesbrück-frontière et les lieux plus anciens du temps de l’annexion : Batilly-transit, Fontoy-transit, Moyeuvre-Grande-transit, Novéant-transit, Nouvel-Avricourt-transit, gares rendues célèbres par les multiples photographies et cartes postales symbolisant dans l’opinion les limites des territoires acquis/perdus… Mais ces gares ne constituent pas que ces marques matérielles d’un passé révolu ! Elles sont aussi pour beaucoup le lieu de rencontre entre des cultures voisines qui ont plus ou moins perduré dans les imaginaires, cultures familières nées des pratiques communes propres aux régions frontières ou cultures en rupture, hostiles et perçues comme symboliques des différences ! Elles sont aussi le point de rencontres et de pratiques, où se rejoignent certaines réalités sociales des hommes du lieu, les perceptions personnelles du voyageur en transit et les imaginaires sédimentés par des générations de soldats en transit. On relève ainsi quelques originalités manifestes dans les relations syndicales d’après 1914–1918. Un cas parmi les plus connus, à la gare de Montigny-lès-Metz, est la grève de septembre 1919 menée par la Confédération Générale du Travail (CGT), victorieuse au bout de six jours et qui obtint le maintien du bilinguisme et des personnels en place quelle que soit leur origine ! Surtout, pour des générations de Français, les gares de l’Est, gares frontières ou gares mosellanes, ont été perçues comme une antichambre de l’Allemagne. Dans le quartier wilhemien de Metz, par exemple, la gare continue d’être regardée comme un « énorme pâté de viande » selon la formule du nationaliste Paul Déroulède. La vision faussée mais toujours fortement ancrée de Metz ville allemande, doit beaucoup à ce quartier qu’ont fréquenté des milliers de jeunes Français, effectuant leur service militaire en Lorraine ou en transit vers les casernes des Forces Françaises en Allemagne… Aucun ne quittait les abords de la gare et ne pouvait connaître que le quartier édifié au début du siècle au moment de l’annexion. Chacun ajoutait son sentiment, son fantasme aux dires de leurs pères et aux souvenirs de leurs grands pères, eux-mêmes mobilisés dans ce secteur du quart Nord-Est de la France. Enfin, et avant qu’une uniformisation des habitus ne lisse définitivement les mœurs, une ethnographie des voyageurs fréquentant ces gares frontières s’attacherait utilement à relever, selon les âges et les lieux de résidence, les perceptions changeantes de l’ambiance particulière et brouillée de cet entre-deux que sont les buffets de gare où se mêlent dans un brouhaha général, les débats politiques ou sportifs autour d’une presse écrite dans les deux langues, où se consomment indistinctement le vin et la bière et où les odeurs des tabacs et des charcuteries pourtant si distinctes enveloppent de plus en plus uniformément ces lieux de mémoire naguère encore si disputés. Pour en savoir plusNotarnicola, Donato/Poupardin, François, Un siècle d’architecture ferroviaire : le bâtiment voyageurs comme espace de représentation urbaine des chemins de fer de 1837 à 1937, in : Revue d'histoire des chemins de fer 5–6 (1991/1992), p. 91–126, en particulier p. 105, où les auteurs font référence au travail de Joest, Thomas von, Symbolique de la gare de Metz, in : Monuments historiques 6 (1978), « L’espace du voyage », p. 45–49. Wilcken, Niels, Architektur im Grenzraum. Das öffentliche Bauwesen in Elsaß-Lothringen (1871–1918), Saarbrücken 2000 (Veröffentlichungen des Instituts für Landeskunde im Saarland, vol. 38), p. 107–108.
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